16

Evan avait besoin d’une voiture. Dezz pouvait débouler à tout moment, le flanquer dans le décor, le réduire en bouillie. Une pancarte lui indiqua qu’il n’était qu’à trois kilomètres de Bandera.

Il roula jusqu’à la ville, ne s’arrêtant que le temps de fourrer le pistolet vide dans son sac afin de ne pas exposer son artillerie au grand jour. Beaucoup de boutiques, un restaurant grill, des panneaux annonçant divers festivals. Il quitta la route principale et se demanda comment il s’y prendrait pour voler une voiture.

C’était une décision étrange, mais il n’évoluait plus dans un monde normal, il avançait dans l’obscurité, sans carte ni boussole ni étoile polaire pour le guider. Il avait vu sa photo à la télé ; on l’y avait décrit comme une victime. Mais il avait renversé Gabriel sans s’arrêter. Puis il l’avait vu se faire tirer dessus à deux reprises et n’avait néanmoins aucune intention d’aller prévenir la police. Il venait d’échapper à l’homme qui avait peut-être tué sa mère.

Les règles qui régissaient sa vie avaient été balayées.

Il continua de rouler jusqu’à une petite ville où les maisons étaient moins imposantes, les pelouses moins bien définies. Le genre d’endroit où l’on ne verrouillait pas les portières et où on laissait les clés sur le contact, pas vrai ? C’était du moins ce qu’il espérait. Il gara la Ducati, empocha les clés, passa son sac poussiéreux par-dessus son épaule. Une pluie fine commença de tomber, le tonnerre gronda. La plupart des maisons n’avaient pas de garage ; les voitures étaient stationnées sous de simples abris. Une bonne chose. Il aurait moins de mal à en repérer une, même s’il se demandait si les voleurs procédaient d’ordinaire ainsi. Tous les habitants s’étaient réfugiés chez eux, au sec. Il espérait de tout cœur que personne ne l’observait tandis qu’il déambulait d’allée en allée, regardant à l’intérieur des voitures, essayant d’ouvrir les portières. Elles étaient toutes verrouillées. Les petites villes n’étaient pas ce qu’il croyait.

Trempé jusqu’aux os, il en était à sa huitième allée et s’approchait d’un pick-up lorsqu’une porte s’ouvrit. Un colosse au cou de taureau apparut.

« Je peux vous aider, monsieur ? lança-t-il d’un ton pas exactement menaçant, mais pas franchement avenant non plus. Qu’est-ce que vous fabriquez ?

— Des prospectus, mentit Evan, avec un tel naturel qu’il en fut lui-même sidéré. Je suis censé laisser ces prospectus sur les pare-brise, ajouta-t-il en montrant son sac, mais il pleut trop. Alors j’allais les déposer sur les sièges.

— Des prospectus pour quoi ? »

Le géant s’approcha en le dévisageant d’un œil soupçonneux : ses cheveux ébouriffés, la boucle d’oreille, la chemise dégoûtante, maculée de crasse humide et du sang de Gabriel.

« Une nouvelle église en ville, répondit Evan. La Confrérie du Sang Sacré du Seigneur. Avez-vous été sauvé ? Nous offrons la rédemption pour un bon prix. Nous utilisons des serpents à sonnette pendant nos services et…

— Merci, pas besoin », coupa le géant avant de rentrer chez lui et de refermer la porte.

Evan repartit en courant sous l’averse. Soit le géant avait gobé son baratin, soit il était en train d’appeler les flics.

Deux maisons plus loin, il vit le Saint-Graal : une camionnette étincelante aux portières non verrouillée. C’était une grosse Ford 150 rouge bien entretenue si l’on exceptait un gobelet en polystyrène dans le porte-gobelet, un téléphone portable coincé entre les sièges et une poupée de Teletubby usée par trop de marques d’affection. Les lumières de la maison étaient éteintes : le nom EVANS était inscrit sur la boîte aux lettres. Un présage, la chance lui souriait. Il arracha une feuille de son carnet et écrivit : Vraiment désolé de devoir emprunter votre camionnette, vous pouvez garder la Ducati qui est garée dans la rue, je vous appellerai pour vous dire où j’ai laissé votre véhicule. Il plaça le mot, la poupée et les clés de la moto bien en vue sur le perron, monta dans la camionnette, démarra et enclencha la marche arrière. Il se dit que le téléphone pourrait lui être utile jusqu’à ce que son propriétaire furax ne fasse désactiver la ligne.

Personne ne sortit de la maison.

Il quitta Bandera en roulant à une allure raisonnable. Le réservoir était presque plein. Dieu lui venait enfin en aide sans qu’il ait besoin de se battre.

Maintenant, tu es un vrai criminel. Qu’aurait dit sa mère ?

Fais la peau aux crapules qui m’ont assassinée, voilà ce qu’elle aurait dit.

Non. La vengeance ne comptait pas – l’important était de sauver son père. Gabriel avait affirmé que la Floride était le lieu de rendez-vous. Son père s’y trouvait peut-être déjà, si les acolytes de Dezz Jargo ne lui avaient pas encore mis la main dessus. Evan irait jusqu’à San Antonio – il était presque midi – puis roulerait vers l’est. Il alluma la radio en s’engageant sur l’autoroute. Willie Nelson implorait la rivière de whisky de s’emparer de son esprit. Il prit la direction du sud-est comme la tempête battait son plein. Il n’aurait qu’à suivre les panneaux pour atteindre les banlieues tentaculaires de San Antonio. Il emprunterait ensuite la I-10 qui le mènerait tout droit à Houston avant de traverser les basses plaines et les bayous de Louisiane. Il traverserait les bras du Mississippi, puis l’Alabama, et poursuivrait vers l’est jusqu’à la Floride.

Alors il retrouverait son père. Certes, la Floride était un État immense, très peuplé, et il ne savait pas par où commencer à chercher, mais il ne tenait pas en place.

Il songea aux fichiers. Ils étaient l’élément crucial, la monnaie d’échange qui lui permettrait de sauver son père. Tant que Dezz Jargo et consorts pensaient qu’Evan les possédait et consentirait à négocier, Mitchell ne risquait rien. S’ils tuaient son père, Evan risquait de tout déballer.

Il avait plusieurs fois filmé des menteurs, des gens qui cherchaient à se faire mousser ou à avoir l’air malin. Les meilleurs d’entre eux étaient ceux qui restaient proches de la réalité. Peut-être y avait-il un fond de vérité dans ce qu’avaient dit Dezz et Gabriel. Peut-être la vérité se trouvait-elle quelque part à mi-chemin.

Tout son corps lui faisait mal, lui criait assez ! Concentre-toi sur la route. Ne pense pas à ta mère, à Carrie. Contente-toi de rouler. Chaque kilomètre te rapproche. C’était ce que disait son père durant les longs trajets en voiture. Ils n’avaient jamais eu de famille à aller voir. Quand ils partaient, c’était pour aller au Grand Canyon, à La Nouvelle-Orléans (où ses parents vivaient quand il était né), à Santa Fe, à Disney World (il avait quinze ans, jouait les blasés mais bouillait en fait d’impatience). Chaque fois que, comme tous les mômes, il demandait s’ils étaient encore loin, son père répondait : « Chaque kilomètre te rapproche. »

« C’est pas une réponse », protestait Evan, mais son père se contentait de répéter « Chaque kilomètre te rapproche », tout en lui souriant dans le rétroviseur.

Au bout du compte, sa mère, avec son entrain habituel, lui conseillait d’admirer le paysage, puis elle se penchait vers l’arrière et lui serrait la main, chose qui l’embarrassait lorsqu’il était adolescent, mais qu’il considérait désormais comme un pur moment de bonheur. Elle lui manquait terriblement, il avait l’impression qu’on lui avait coupé un bras.

Ton père effectue des missions spéciales… pour le gouvernement, avait dit Dezz. Et quoique Dezz fût un menteur, cette phrase sonnait vrai au vu des événements des deux derniers jours. Le concept était plutôt flou. Il ne savait pas à quoi ressemblait un espion, mais il n’imaginait pas un James Bond. Il se représentait plutôt un type au visage triste et blafard à la Lee Harvey Oswald, transportant dans sa poche un silencieux fait sur mesure par un armurier suisse et arborant un trench-coat facile à laver pour ôter les traces de sang, un homme dont les yeux vides dénoteraient un étiolement de l’âme provoqué par le stress permanent et l’angoisse d’être découvert. Son père lisait Graham Greene et John Grisham, il adorait le base-ball et détestait la pêche, écrivait du code informatique et vénérait sa famille. Evan n’avait jamais souffert du manque d’affection.

Mais après t’avoir dit qu’il t’aimait, ton père sautait-il dans un avion pour aller piquer des secrets ou liquider des gens ? Est-ce que c’est de l’argent taché de sang qui a payé tes études, qui t’a nourri, qui t’a permis de t’acheter des chewing-gums, des bandes dessinées et tous ces trésors de l’enfance ?

Kilomètre après kilomètre, la route s’étirait à travers le Texas, longue et pluvieuse. « Chaque kilomètre te rapproche », répétait-il dans un souffle, encore et encore, comme une litanie qui lui permettrait d’oublier la souffrance et d’endurcir son cœur.

Il découvrirait la vérité. Il retrouverait son père. Et les assassins de sa mère paieraient leur crime au prix fort.

Panique
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